L’ESTHÉTISME DE LA DÉCADENCE

série Les Tasses

Un chant d’Amour

Les toilettes souterraines près de l’Église de la Madeleine à Paris sont un petit bijou patrimonial. Construites en 1905 dans un style Art Nouveau, inscrites aux monuments historiques, elles étaient depuis longtemps fermées au public. Aujourd’hui les badauds qui empruntent l’escalier – besoin pressant ou non – descendent aux toilettes comme on fait un voyage dans le temps. Se doutent-ils qu’hier, ces lieux d’aisance – et de passage furtifs – offraient à toute une partie de la population masculine un usage détourné bien plus subversif ?

Aujourd’hui, à l’intérieur de ce lavatory, les miroirs biseautés qui séparent les cabines ont été restaurés. Du sol au plafond la faïence se pavane à nouveau. Le mobilier d’époque en boiseries d’acajou resplendit aussi.

A l’extérieur, les escaliers en colimaçon ornés de petits carrés de mosaïque, demeurent dans leur jus. Le genre aussi : « les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ». C’est là, en 2016, à la recherche des tasses perdues pour mon exposition Public Toilets, Private Affairs au Schwules Museum, que j’avais réalisé cette série photographique. Illustrant la rencontre clandestine dans ces pissotières pimpantes, Un Chant d’Amour convoque fièrement les bas-fonds aux beaux quartiers de Paris.

Face à cette prise de vue, l’écrivain et musicologue Philippe Olivier a trempé sa plume acérée. Son texte, délicieusement iconoclaste, mêle l’esthétisme de la décadence à l’audace des minorités. S’y croisent, non par hasard, un marlou des quartiers populaires et un danseur étoile, Oscar Wilde et Marcel Proust, Opéra de Vienne et Opéra de Paris, tasses (de thé) et golden showers parties (organisées). Ses écrits escortent désormais ma série.

Un extrait est à lire ci-dessous.

Un chant d’Amour, Marc Martin, 2016.
Série photographique couleur et noir et blanc.
Impression jet d’encre pigmentaire sur papier baryté.
(30 x 30 cm + 60 x 90 cm)

Un Chant d’Amour, Philippe Olivier, 2019.
Texte, en regard de la série, reproduit dans l’ouvrage Les Tasses, Toilettes Publiques – Affaires Privées.

 

Un chant d’Amour
Série photographique Marc Martin (2016)
Texte Philippe Olivier (2019)

« Quand j’ai découvert, début 2018, le travail photographique de Marc Martin au Schwules Museum  de Berlin, je me suis trouvé – notamment – fasciné par une véritable scène d’opéra : deux êtres se livrant à des gestes inhabituels, pour le monde hétérosexuel, devant une mosaïque murale. Un travail artisanal, datant de 1905 et classé depuis à l’inventaire des monuments historiques par le ministère de la Culture.
Il se trouve à l’entrée des toilettes souterraines de la Place de la Madeleine, près de l’Opéra de Paris, ce fameux Palais-Garnier où – six décennies plus tard – un certain Rudolf Noureev vivrait des triomphes inoubliables.  Ils précédaient souvent, dans la nuit, des triomphes de longue durée et d’une autre nature. Le légendaire danseur aimait les rencontres sensuelles parmi les tasses, nom familier de ces temples […] où plane une odeur persistante d’urine et où se répandent des flaques de celle-ci, en un temps où n’existaient pas les Golden Shower Parties organisées.
Ces hommes privilégiés jouissaient de la drague et du plaisir partagé avec des hommes appartenant à des couches sociales situées en dessous de la leur. Ils pratiquaient, sans le savoir, un communisme sexuel déjà présent au long de Sodome et Gomorrhe, chef-d’œuvre romanesque de Marcel Proust.  Ils me rappellent aussi des voisins de fauteuil à l’Opéra d’État de Vienne.  Je les ai vus en smoking durant diverses représentations. Ils ont, deux heures après le rideau final, passé une tenue bien différente, pour s’adonner au plaisir dans diverses catacombes festives de la métropole du Danube… »

L’intégralité du texte de Philippe Olivier est à retrouver dans l’ouvrage de Marc Martin, Les tasses, Toilettes publiques, Affaires Privées. (Un chant d’amour, pages 154-159).

Séries autour des “Tasses”